Souvenirs de famille

Il y avait cette pointe de sel, juste ce qu’il fallait pour le transporter ailleurs, loin en arrière. C’était le goût du gratin dauphinois de sa grand-mère. Un goût qu’il savait reconnaître entre tous. Une bouchée avait fait remonter quantité de souvenirs. Celui de son cousin Jérôme cachant du pain dans ses poches dès qu’elle avait le dos tourné. Il y avait sa sœur Anne qui boudait d’être encore installée à la table des enfants, et qui lançait des regards d’envie aux adultes. Il y avait son oncle Michel qui éclatait de rire bruyamment, faisant sursauter tout le monde. Il y avait sa tante Françoise qui remplissait avec diligence le verre de vin du grand-père.

Toute la famille était rassemblée sur la terrasse en un joyeux bazar. Il faisait souvent chaud, mais le store tiré protégeait tout le monde du soleil. Par moment, une ou deux guêpes s’invitaient à table. S’ensuivait un chaos considérable à la table des enfants. Chloé et Jérôme se levaient en hurlant, manquant renverser tous les verres. Lui tentait par tous les moyens d’emprisonner la bête. Anne se reculait très loin avec un air de dégoût. Un jour, il s’était fait piquer et cela avait gonflé très fort. Il avait pleuré de douleur. Sa grand-mère avait alors sorti un objet magique pour aspirer le venin, elle lui avait fait un beau pansement et il était revenu tout fier à table avec sa blessure de guerre.

Aujourd’hui il repensait à tout cela avec nostalgie. Sa tante Françoise avait quitté son oncle Michel et il ne l’avait plus jamais revu. Sa mère s’était disputée avec son frère Dominique et refusait de venir voir la grand-mère quand il était présent. Cela avait fait qu’il n’avait pratiquement plus de contacts avec sa cousine Chloé. Il avait appris par hasard dernièrement qu’elle venait d’avoir un bébé. Lui-même ne prenait plus jamais le temps de venir voir sa grand-mère. Depuis l’enterrement du grand-père, il l’avait simplement appelée tous les trois ou quatre mois. À chaque fois, elle lui posait la question fatidique : « Et quand est-ce que tu viens me voir ? ». À chaque fois, il bottait en touche : « Tu sais grand-mère, c’est compliqué en ce moment, j’ai beaucoup de travail ». À chaque fois il se disait qu’elle ne pouvait pas croire ce mensonge, mais jamais elle ne lui faisait le moindre reproche. Mais il l’appellerait le lendemain. Il lui parlerait de ses souvenirs, il lui parlerait de son gratin dauphinois.

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