La fugue (suite)

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L’autocar est arrivé avec une minute d’avance. Sa couleur défraichie suffit à illuminer la route grise. Je me suis installée au milieu des rangées de sièges. Rares sont les voyageurs en ce matin d’hiver. Une femme sans âge nourrit à la main un roquet. À l’arrière, un homme jeune porte une casquette qui projette une ombre sur ses yeux. Je décide de me tenir éloignée de celui-là et m’assoit non loin d’un vieux monsieur aux cheveux blancs. Ils m’hypnotisent ses cheveux. On croirait un aplat de couleur sur une toile. Il est en train de lire le journal. Je regarde sa nuque rose, sous les plis de son écharpe je devine des taches de vieillesse.

Le siège a cette odeur indéfinissable des transports en commun. À chaque fois ça me saute aux narines, comme le cocktail des odeurs des gens qui se mêlent. J’ouvre mon sac et attrape mon baladeur. Je sais qu’on ne dit plus baladeur depuis longtemps, mais j’aime l’histoire que ce mot raconte. Maman a toujours dit que j’étais née trop tard, je crois qu’elle a raison.

L’autocar se met en branle et fait vibrer nos fesses. Lentement je vois le village défiler, ce village que je ne reverrai jamais. Les murs jaunes, noirâtres par endroit à cause de la pluie qui tombe des gouttières trouées. Dans mes oreilles Simon & Garfunkel, The Sound of Silence. Le cliché m’émeut et me réjouit.

 

La mauvaise réputation

Elle a ses faiblesses, comme tout le monde, mais pas celle-là. Personne ne lui fera faire ce qu’elle ne veut pas. Par moments, elle a l’impression d’être entourée par des personnes apathiques, prêtes à accepter les choses les plus inacceptables. Entourée d’eux, elle proteste vivement, s’égosille et reste seule dans son refus de coopérer.

On la trouve négative, de mauvaise composition, elle empêche les projets d’aboutir, elle traîne des pieds. On voudrait que d’elle-même elle parte, qu’elle sente qu’elle est de trop. On parle d’elle dans son dos, on lui construit une mauvaise réputation, mais elle est forte et semble inébranlable. Le travail fait, irréprochable.

Elle essaye d’instiller la révolte, mais s’y casse les dents. Lentement elle s’épuise, elle sait qu’elle ne tiendra plus longtemps. Mais elle résiste, jour après jour, et elle y met toute son énergie.

 

 

Photo by Dylan Gillis on Unsplash

Sur le fil

Jusqu’à la dernière minute peaufiner les détails. On a pris du retard, on s’est laissé entraîner par le courant. Dans l’agenda, en noir bien appuyé, sont notées les dates butoir, celles qu’on ne veut surtout pas rater. Loin de nous au début, elles se rapprochent inexorablement. À la dernière minute il faut sortir tout ce à quoi on avait pensé.

Toutes les idées laissées en arrière plan errent au hasard en attendant de s’organiser. Au moment de se mettre au travail, elles affluent. C’est un instant de paralysie généralisée et puis, doucement, des automatismes. Commencer par un trait au crayon, construire. On referme peu à peu les portes laissées ouvertes, le projet s’étoffe. Il faudra y passer la nuit, mais ce sera rendu, sur le fil.

 

 

Photo by Helloquence on Unsplash

À nos fantômes

Les mots brûlent le papier d’une quête vouée à l’échec. Impossible d’écrire : tout est là, rien ne sort.

Les poils qui se dressent d’entendre la musique. Celle qui ravive les émotions multiples d’un court instant de vie. Et soudain à deux pas, le fantôme a surgi.

Je veux vous écrire, nos fantômes, ceux qui ne nous quitteront jamais, ceux qui nous ont créées. Ceux que nous avons aimé et qui nous ont détestées. Je veux vous écrire et les mots s’échappent.

Il s’est emmuré dans le silence méprisant de sa solitude. Il me regarde de ses yeux durs, violents. Il n’a pas compris et ne comprendra pas, je n’existe déjà plus. Mais son empreinte en moi souvent ravivée, un voile trouble, me fascine.

Je veux vous écrire, nos fantômes, pour vous dire mon amour et votre haine. Pour vous montrer, surtout, que le pouvoir a changé de camp.

La fugue

Il est froid ce matin d’hiver où j’ai décidé de quitter la maison. Je n’étais pas encore tout-à-fait réveillée que j’ai su le moment exact. Juste après le petit-déjeuner, pendant que Maman irait s’habiller, je partirais. Sans un bruit, avec un petit sac de toile, je traverserais la place du village pour aller prendre l’autocar. Ici, on dit encore « autocar ». Il est de ces mots qui vous replongent immédiatement 50 ans en arrière.

Je crois que le chien a compris ma décision. Il jappe autour de moi, la queue battant les pieds de la table. Il vient poser sa grosse tête baveuse sur mes genoux et me regarde de ses grands yeux plein de cils. Leur profondeur me fait chanceler, mais pas au point de renoncer à mon projet. J’étreins sa belle figure et j’embrasse son museau tout humide d’émotion. L’absence de reproche dans ses yeux me fait frémir. Il n’existe sans doute pas d’être plus noble que mon gentil Jacquot.

Maman est montée dans sa chambre. Sans même prendre le temps de jeter un dernier regard sur la vieille cuisine et sa cheminée noire, la table si large qu’elle semble prendre toute la place et les pieds des chaises mangées jusqu’à l’ongle par Jacquot, j’ai quitté la maison. Le chien n’a pas aboyé tout de suite, mais j’entends l’écho de ses plaintes tandis que je traverse la rue. De ma bouche s’échappe une fumée épaisse. L’arrêt de car est désert, s’il n’y avait le piquet avec les horaires de passage on croirait s’être trompé.

Dans ma tête se joue le moment où Maman fait la découverte de ma disparition. Elle laissera échapper la brosse à cheveux qu’elle tient dans les mains après avoir fait le tour de la maison. Je n’ai laissé aucune trace, elle croira à un enlèvement, c’est certain. Elle ne pensera pas à aller regarder l’arrêt de l’autocar. Quand la boulangère lui dira m’avoir vue, je serai déjà loin.

 

 

Photo by Joseph Pearson on Unsplash

Le duel

Il n’a rien dit à ses parents. Juste à quelques uns de ses amis et du bout des lèvres. S’il ne le nomme pas cela n’existe pas. Il se sent acculé. C’est comme si, enfant, il marchait seul dans les rues vides, suivi par une silhouette menaçante. Le monstre de sous le lit qui, au lieu de l’ingérer, lui grignote l’intérieur. Il n’y croit toujours pas, il va se réveiller…

C’est pour ça qu’il ne veut pas en parler. À quoi bon inquiéter sa mère, son père, ses frères, ses sœurs ? À quoi bon leur dire, alors que d’ici quelques mois tout cela ne sera plus qu’un mauvais souvenir ? Mais les jours passent et la tumeur reste. Elle grossit, même, et semble prête à l’engloutir.

Il s’est laissé entraîner dans la valse des soins à contre-cœur. C’est dans l’espoir d’elle, si loin. Dans sa combativité, il y a le désir de la retrouver, elle, à ses côtés. Il pourrait brandir la maladie pour exiger qu’elle revienne, il s’en sent le droit. Mais au fond de lui il sait que cela ne suffira pas. Dans ses moments les plus bas, il pense à la culpabilité qu’elle ressentira quand il sera mort, mais les larmes s’échappent. Il ne veut pas mourir, pas encore. Il maintient la façade. Il montre à tous une joie tranquille, qui masque sa solitude béante.

Il ne veut pas en parler. C’est comme si les mots lui râpaient la langue. Il se demande pourquoi lui ? Pourquoi pas un autre ? Pourquoi maintenant ? C’est un plafond qui s’effondre sur sa tête, c’est un sol qui se dérobe et qui l’aspire. Il a la poitrine lourde de sanglots retenus. Il n’y a personne pour étreindre son corps malade, mais y penser ne change rien. On l’a embarqué dans un duel à mort et il est nu.

 

 

Photo by Warren Wong on Unsplash

Je

J’avais des plis sous les yeux, de grandes traînées de poudre. Sous mes paupières, des rivières qui parlent de moi. Je dis « je », mais c’est « toi », c’est « elle ». Mon je c’est l’universel et le particulier, il englobe l’humanité et toutes ses individualités. Mon je est un « regarde comme elle pense », « regarde comme il pleure ».

J’ai la rage, je crie. J’ai envie que tu vives et que tu meures. Je suis sur le fil des passions contraires. J’ai mis du noir sur mes yeux pour dire au monde « Regarde, je suis là et je n’ai pas peur. »

J’ai peur, mais je veux me mentir et raconter un récit autre. Je m’émancipe et je suis libre, ton amour ne m’enferme plus. Je veux te montrer ce que je peux faire, je cabotine. Tu n’es pas mon modèle, je veux te fuir.

Sans le savoir tu m’inspires, je te désire. Toi, moi, elle et il. Tout se confond en un je anonyme.

 

 

Photo by Jonathan Meyer on Unsplash

Faire éclater la cage

Elles attendent. Indéfiniment, elles tissent pendant qu’ils vivent leurs aventures.

La mésange dans sa cage s’est transformée en corneille. Elle se débat pour la faire tomber, elle veut tout détruire. Ses ailes s’arrachent sur les barreaux de fer, mais il n’est pas question de renoncer. Elle donne des coups de bec sur la serrure, s’épuise, mais elle finira bien par sortir. Une tornade, une vague vengeresse qui détruira tout sur son passage.

Ils nous fatiguent avec leur assurance, leurs « Tu as tort », leurs « Tu devrais faire comme ça ». Et elles toujours le sourire, l’écoute, se taisent et gardent au fond d’elles leurs critiques. Ça pourrait les blesser, tu comprends ? Leurs « C’est de la paresse », « C’est mauvais », « Bouge-toi le cul », « Arrête de t’écouter parler et pour une fois, fais-moi confiance, bordel de merde ! »

Combat permanent, c’est la guerre. Leurs armes sont dérisoires, futiles, mais le courage, la rage restent. Elles détruiront la mauvaise foi masculine.

 

 

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Paris

La ville n’est jamais aussi belle que lorsqu’elle est grise, quand le ciel se reflète dans les murs de pierre. Le vent balaie les filaments de nuages autant que les cheveux. Il ne faut pas baisser la tête.

Ceux qui la critiquent ne savent pas, insensibles à sa poésie. Elle est chargée d’histoire, c’est évident. Les murs parlent, mais ce n’est pas ce qui fait que l’on tombe amoureux. Elle touche les anonymes parmi les anonymes. La solitude y a sa place, elle y serait presque encouragée. Le soir, les solitaires se regroupent avant de s’éparpiller à nouveau. Chacun chez soi, dans l’écrin douillet des façades.

Promenade automnale à la tombée du jour. Le rose incandescent du ciel donne aux immeubles une teinte grise bleutée. Toutes ses nuances ne se donnent pas à voir à qui ne sait pas regarder. C’est la ville de la marche, on arpente les trottoirs le nez en l’air. On n’en a jamais assez, on boit des yeux sa beauté.

Corps fragiles

Leurs petits corps sont blancs et élastiques. À mesure des années ils apprennent progressivement à les contrôler, même si leurs mouvements restent tout à la fois brusques et erratiques.

Ils fascinent et ils font rire. Les voir changer au fil des jours, affirmer un peu plus leur personnalité a quelque chose de passionnant.

Leur présence est à la fois fatigante, agaçante et agréable. Ils sont une source infinie de rires. Les adultes les regardent avec des yeux indulgents, humides d’émotion. Ces rires qu’ils provoquent leur déplairont dans quelques années, quand ils voudront être pris au sérieux, mais pour l’instant ils en jouent, ils performent une comédie qui n’en finit jamais.

 

 

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